Deux périls insoupçonnés
19 avril 2019
Acheter en ligne permet-il vraiment de faire des économies, ou pas ? Une équipe de chercheurs de l’Université Stanford, aux États-Unis, s’est plongée dans la base de données de Visa et a analysé quelque 400 milliards de transactions effectuées chez notre voisin du sud entre 2007 et 2017. L’idée était simple : comparer des achats semblables effectués soit en magasin, soit en ligne, dans une même période de temps ; et voir s’il y avait une importante différence de prix.
Résultat ? Il est moins cher d’acheter en ligne. En 2017, chaque achat en ligne était en moyenne 1,1 % moins cher que le même achat fait en magasin. Ce qui a représenté une économie annuelle d’en moyenne 1 150 $ US par foyer, sachant que 8 % des achats ont été effectués en ligne cette année-là.
Mais ce n’est pas tout. Ces moyennes dissimulent, en vérité, une grande disparité des économies ainsi enregistrées. Il se trouve en effet que les «riches» – les foyers gagnant un salaire annuel supérieur à 50 000 $ US – font près de 10 % de leurs achats en ligne, tandis que les «moins riches», eux, ne le font que pour 3,4 % de leurs achats. Les «riches» font donc près de trois fois plus d’économies que les autres grâce au commerce en ligne.
Bref, le commerce électronique accentue la fracture sociale.
Qu’en est-il chez nous ? Le rapport NETendances 2018 du Cefrio intitulé «Le commerce électronique au Québec» indique que :
> le total des achats en ligne effectués l’an dernier au Québec s’est élevé à 10,5 milliards de dollars, soit une hausse de 27 % en l’espace d’une année.
> 64 % des adultes québécois ont effectué au moins un achat en ligne en 2018.
> 85 % des Québécois gagnant un salaire annuel entre 80 000 $ et 99 000 $ sont des cyber-acheteurs, alors que 83 % des Québécois gagnant un salaire annuel supérieur à 100 000 $ sont des cyberacheteurs.
> 39 % des Québécois gagnant un salaire annuel entre 20 000 $ et 39 000 $ sont des cyberacheteurs, alors que 34 % des Québécois gagnant un salaire annuel inférieur à 20 000 $ sont des cyberacheteurs.
C’est clair, on trouve ici le même type de disparité qui existe aux États-Unis : les «riches» sont les principaux cyberacheteurs, et par suite, les principaux bénéficiaires des économies que permettent de faire les achats en ligne. La fracture sociale est, ici aussi, accentuée par le commerce électronique.
À noter que cette fracture pourrait bel et bien s’aggraver dans les mois et les années à venir. De fait, le rapport du Cefrio note que «la tendance aux transactions électroniques transfrontalières des Canadiens est à surveiller et pourrait s’accentuer à l’occasion de la prochaine entrée en vigueur du nouvel accord de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada». L’explication est la suivante : «Dans le cadre de l’ACEUM, le seuil des minima va passer à 40 $ pour que la taxe de vente soit imposée et à 150 $ pour que les droits de douane soient exigés. Or, il est actuellement de 20 $ dans les deux cas. La modification de ces minima devrait, en toute logique, encourager les Canadiens à acheter davantage chez leur voisin du sud», est-il indiqué.
Autrement dit, la situation est idéale pour bientôt voir les ventes en ligne bondir comme jamais. Ce qui devrait, par la force des choses, accentuer encore plus la fracture sociale due au numérique.
Une trompeuse inflation
À cela s’ajoute un autre péril, tout aussi crucial : l’impact occulté du commerce en ligne sur… l’inflation. Explication.
L’inflation est mesurée par l’Indice des prix à la consommation (IPC), qui décrit l’évolution du niveau moyen des prix des biens et des services consommés par les ménages. Bien entendu, il est impossible de connaître les prix de tous les biens et services, si bien qu’on considère un panier des biens et des services représentatif de ce que les gens consomment. Et comment répertorie-t-on ces prix-là ? En envoyant régulièrement des enquêteurs en magasin. Eh oui, le calcul actuel de l’inflation ne tient pas compte des ventes en ligne !
Austan Goolsbee et Peter Klenow, deux professeurs d’économie travaillant respectivement à l’Université de Chicago et à Stanford, ont calculé l’IPC du seul commerce électronique aux États-Unis, entre 2014 et 2017. Ils ont découvert que l’inflation en ligne était, en général, inférieure de 1,3 point de pourcentage par rapport à l’inflation officielle. Ce qui signifie que l’IPC dont on se sert aujourd’hui n’est plus représentatif des vrais niveaux de prix. Tant s’en faut.
Mine de rien, c’est là quelque chose de majeur. Saviez-vous, par exemple, que l’IPC est l’un des principaux indicateurs économiques sur lesquels les gouvernements s’appuient pour décider des grandes lignes de leurs politiques ? Qu’il leur sert à calculer la retraite des gens ? Ou encore, qu’il sert aux employeurs pour ajuster chaque année les salaires des employés ? Autant de décisions fondamentales qui sont prises à partir de données erronées…
Voilà. Le commerce en ligne est une révolution non seulement technologique, mais aussi – surtout ? – sociétale ; à notre insu, il aggrave la fracture sociale et fourvoie les politiques économiques.
Source: Les affaires