Il n’est pas encore 13 heures, vendredi 15 mars, et la place du Panthéon, point de départ de la manifestation des jeunes pour le climat à Paris, est déjà noire de monde. Entourée d’une bande de copains, Nina Marchais entonne le traditionnel slogan « Et 1, et 2, et 3 degrés, c’est un crime contre l’humanité » au milieu d’un concert de sifflets et de percussions. « Depuis la publication du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC], on sait qu’il faut agir », lance la jeune femme de 25 ans qui suit un master 2 en responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), à l’université de Cergy-Pontoise.
Tant au niveau personnel que professionnel. « Je ne me vois pas consacrer trente-cinq heures par semaine à un boulot qui ne respecte pas, ou pire, va à l’encontre de mes valeurs », assure-t-elle. « Je préférerais prendre un job alimentaire plutôt que de servir les intérêts des géants de l’industrie pétrolière comme Total ou BP, des grosses banques qui financent des projets dans les énergies fossiles ou des grands groupes agroalimentaires comme Ferrero – le fabricant du Nutella – ou Coca. »
J’ai besoin que mon action ait un impact social positif. Tant pis si je dois, pour cela, m’éloigner de ma formation initiale » -Marion Salles, diplômée d’une école d’ingénieurs
Nina n’est pas une exception. Si l’on en croit une étude réalisée entre le 26 février et le 13 mars 2018, par YouGov et Monster auprès de 5 072 répondants, entre 18 et 24 ans, salariés au Royaume-Uni, en Allemagne, en France et aux Pays-Bas, 71 % de cette tranche d’âge souhaite travailler pour une entreprise qui partage leurs valeurs. « Il y a dix ans déjà, les jeunes diplômés veillaient, avant de débuter un emploi, à ce que les valeurs de leur employeur soient alignées avec leurs convictions personnelles », confirme Manuelle Malot, directrice du NewGen Talent Center, le centre d’expertise sur les nouvelles générations de l’Ecole des hautes études commerciales (Edhec). « Aujourd’hui, ils sont un certain nombre à prendre aussi en compte, dans leur projet professionnel, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. »
C’est le cas de Marion Salles, 25 ans. Diplômée de l’école d’ingénieurs AgroCampusOuest en 2016, elle a préféré alterner chômage et CDD dans des structures associatives plutôt que de sauter sur le premier poste venu dans l’industrie agroalimentaire. « Au cours de mes études, j’ai fait trois fois six mois de stage dans de grands groupes du secteur, raconte-t-elle. Mais je ne m’y retrouvais pas. J’ai besoin que mon action ait un impact social positif. Tant pis si je dois, pour cela, m’éloigner de ma formation initiale. »
Figure d’exception
Marion fait cependant plutôt figure d’exception dans le paysage. « Oui, on voit des jeunes bouder certains secteurs comme l’énergie, l’industrie pharmaceutique ou les cigarettiers », confirme Manuelle Malot. « Mais ce sont des étudiants de grandes écoles, très courtisés par les employeurs. Ils peuvent se permettre de se montrer plus exigeants sur les valeurs. Tous les jeunes n’ont pas ce privilège. » Et même quand ils l’ont, ils ne se détournent pas pour autant des grandes multinationales, qui leur offrent davantage de débouchés et d’opportunités de carrière que les jeunes pousses de l’économie sociale et solidaire.
« Malgré les plans sociaux, Air France a toujours gardé une bonne image auprès des jeunes diplômés », note ainsi Aurélie Robertet, directrice France et Benelux du cabinet d’études internationales Universum. Idem pour les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou les géants de la défense et de l’armement que sont Thalès, Safran et Dassault.
L’ambiance de travail prime
« Quand on demande aux jeunes si les valeurs de l’entreprise sont importantes pour eux, ils disent que oui, mais au moment de choisir un job, ils en font rarement un critère déterminant », note François Béharel, président de Randstad en France. En atteste l’étude que le groupe a publiée le 29 mars sur les leviers d’attractivité des grandes entreprises. Chez les 18-24 ans interrogés en France, c’est l’ambiance de travail qui prime à 55 %, devant le salaire (52 %), la sécurité de l’emploi (40 %) et la progression de carrière (39 %). L’impact positif sur la société, en revanche, n’est cité que par 26 % d’entre eux.
Cela n’empêche pas les jeunes candidats de demander des comptes sur le sujet en entretien. « Ceux que l’on reçoit nous posent systématiquement des questions sur le type de management exercé et sur nos actions en matière de respect de l’environnement », témoigne Isabelle Bourgeois Potel, chef du département emploi et carrière chez Arcelor. « Ils cherchent à vérifier que l’on met bien en pratique les valeurs que l’on affiche. »
Même constat chez Total d’après Thomas Fell, directeur recrutement et alternance. « Nous n’avons pas de problèmes pour recruter dans nos métiers, assure-t-il. Les jeunes savent que nous proposons des jobs intéressants, dans la durée, avec de belles perspectives de carrière, en France comme à l’international. Ils savent aussi que le Total d’aujourd’hui n’est plus le Total d’il y a vingt ans, que nous avons mis le mix énergétique au cœur de notre stratégie. Mais ils ont besoin qu’on les réassure. »
Manifeste
Titulaire de deux masters en droit international et en droits de l’homme, Ariane Thenadey, 26 ans, qui travaille chez Total, n’est pas naïve. Elle est parfaitement consciente de la responsabilité que portent les industries extractives dans le quotidien des peuples indigènes, notamment en Amazonie. Elle a travaillé pendant un an sur le sujet pour une ONG au Pérou. « Mais je me suis rendu compte que c’est en étant dedans que j’aurais le plus d’impact, confie-t-elle. L’industrie pétrolière va continuer à fonctionner pendant des décennies. Autant veiller à ce qu’elle le fasse le mieux possible. »
Influencer plutôt que boycotter ? C’est aussi l’ambition des quelque 26 000 étudiants de grandes écoles qui ont signé le manifeste pour un réveil écologique. « A quoi bon dénigrer les grands groupes traditionnels puisqu’ils sont voués à perdurer un bon moment encore ? », s’interroge Théo Miloche, 22 ans, étudiant en master à Sciences Po. « En tant qu’étudiants de grandes écoles, nous avons la chance de pouvoir nous insérer assez facilement sur le marché du travail. Autant utiliser cette marge de manœuvre pour faire bouger les lignes. » Une sorte de révolution de velours en somme.
Source: Le Monde