Le blues du dimanche soir n’existe plus pour Mélanie Brisson. Au tournant de la quarantaine, cette ancienne représentante pharmaceutique a pris les grands moyens pour retrouver le plaisir de se rendre au boulot : elle a suivi une formation intensive en coiffure et elle s’est acheté un salon.
« Je n’ai pas l’impression que c’est un travail, je m’amuse ! » dit la souriante châtaine, en m’offrant (par la magie de Skype) une visite guidée du salon Kudsac, installé dans une magnifique maison ancestrale en briques de deux étages, non loin du Vieux-Trois-Rivières. Elle partage son quotidien avec cinq collègues travailleurs autonomes, qui lui louent un espace et qui ont l’air tout aussi heureux qu’elle. Les rires fusent déjà alors qu’ils sont en train de faire des mèches aux premières clientes du matin.
Même si la nouvelle risque d’en surprendre plus d’un, Mélanie Brisson n’est aucunement étonnée que les coiffeurs figurent au troisième rang du tout nouveau palmarès de l’Indice de bonheur Léger au travail. Basé sur les réponses à un questionnaire en ligne rempli par 17 000 Québécois, il présente un classement du bonheur selon les professions. En plus de piquer la curiosité, il peut donner matière à réfléchir aux travailleurs autant qu’aux dirigeants d’organisation.
Le bien-être des employés est en effet devenu une obsession dans les entreprises depuis que s’accumulent les études démontrant que le bonheur rend plus productif. Une véritable industrie du bonheur en est d’ailleurs née : des jeunes pousses vendent des logiciels pour le mesurer, des consultants offrent des solutions personnalisées pour l’améliorer, des conférenciers proposent des séminaires pour le décortiquer.
« Auparavant, ce qu’on mesurait, c’était la satisfaction au travail ; durant les cinq dernières années, c’était l’engagement au travail ; et maintenant, c’est le bonheur au travail », dit le président fondateur de la maison de sondage, Jean-Marc Léger.
Les patrons et les directeurs des ressources humaines commencent enfin à comprendre qu’il ne suffit pas d’offrir des bonbons à volonté ou d’installer une table de baby-foot pour instiller de la bonne humeur dans un bureau. La nature des tâches et le sentiment de compétence sont bien plus efficaces pour faire bouger l’aiguille sur le baromètre du bonheur.
C’est d’ailleurs l’un des messages clés de la dernière enquête annuelle du cabinet-conseil Deloitte sur les tendances mondiales en ressources humaines. Pour créer une expérience de travail positive et motivante, le plus important, c’est le travail lui-même ! « Les entreprises doivent cesser de concevoir l’expérience au travail en fonction de récompenses, d’avantages sociaux ou même de soutien offert aux employés, et plutôt s’assurer que chaque personne occupe un poste qui lui correspond et qui a du sens à ses yeux — et ce, pour tous les employés de l’entreprise », écrivent les analystes de Deloitte.
L’indice de bonheur au travail global moyen des Québécois est de 72,64. Sachant qu’une personne qui vivrait le nirvana au boulot aurait un indice de 100, ce résultat n’est pas si mal… mais il n’a rien d’extraordinaire non plus.
Il reste du chemin à faire puisque, parmi les 10 000 responsables de ressources humaines de 119 pays qui ont répondu à l’enquête de Deloitte, seulement la moitié pensent que les travailleurs de leur organisation sont satisfaits de leur poste ! Les autres savent que les employés de leur entreprise vivent des insatisfactions, que ce soit en matière de tâches à accomplir, d’outils, d’autonomie ou de charge de travail. Cela fait beaucoup de monde mécontent.
C’est la réalité que semble avoir saisie le sondage Léger : l’indice de bonheur au travail global moyen des Québécois est de 72,64. Sachant qu’une personne qui vivrait le nirvana au boulot aurait un indice de 100, ce résultat n’est pas si mal… mais il n’a rien d’extraordinaire non plus.
Le niveau de bonheur déclaré par les chauffeurs, les caissiers ou les agents correctionnels, entre autres, plombe la moyenne. La faible autonomie décisionnelle dont ils disposent et les difficiles conditions d’exercice de leur métier sont bien sûr en cause. Autre exemple frappant : « Alors que les médecins figurent très haut dans le palmarès, les infirmières se trouvent plutôt bas, notamment en raison du peu de reconnaissance qu’elles obtiennent », souligne Pierre Côté, concepteur de l’indice du bonheur.
Ce consultant en marketing et communication, auteur et conférencier a d’abord mis au point un indice du bonheur dans la vie en 2006, l’Indice relatif de bonheur (devenu l’Indice de bonheur Léger l’an dernier), avant de concevoir un indice mesurant plus exactement le bonheur au travail.
Au fil des ans, Pierre Côté, aujourd’hui directeur de recherche de Léger, a raffiné celui-ci en sélectionnant les six facteurs qui ont le plus d’influence : la réalisation de soi, les relations de travail (avec les collègues et le supérieur immédiat), la reconnaissance (offerte par l’employeur), la responsabilisation (les responsabilités qui nous sont confiées), la rémunération et le sentiment d’appartenance (envers l’organisation). C’est en posant des centaines de questions dans des dizaines de sondages pendant plus d’une décennie qu’il les a déterminés.
Six facteurs qui ont le plus d’influence sur le bonheur au travail, selon Léger
- la réalisation de soi
- les relations de travail avec les collègues et le supérieur immédiat
- la reconnaissance offerte par l’employeur
- la responsabilisation (les responsabilités qui nous sont confiées)
- la rémunération
- le sentiment d’appartenance envers l’organisation
« Il y en a d’autres, mais ce sont les plus fondamentaux, dit-il. La réalisation de soi, c’est le premier facteur d’influence du bonheur au travail, mais aussi dans la vie. C’est essentiel. » L’algorithme de Léger donne d’ailleurs plus de poids à cet élément dans le calcul de l’indice. Un emploi a beau être payant, il ne nous rendra pas heureux s’il ne nous permet pas de mettre à profit notre expérience et de nous épanouir dans des tâches valorisantes et utiles.
Professeur à la London School of Economics, David Graeber a documenté le phénomène des « emplois à la con » dans le livre Bullshit Jobs, rapidement devenu un best-seller après sa publication en 2018. Cet universitaire, à la fois anthropologue et économiste, soutient que le capitalisme moderne a engendré par milliers des emplois vides de sens, autant dans les entreprises privées que dans les services publics. Des emplois de commis et de gratte-papier, mais aussi des postes de cadres intermédiaires ou d’analystes, condamnés à produire des rapports ou à pondre des stratégies qui ne serviront à rien, à part peut-être faire l’objet d’une jolie présentation PowerPoint que le vice-président pourra montrer en réunion.
« Comment s’étonner que cela engendre de la rage et de l’aigreur ? » demande David Graeber. Dans certains cas, cela mène tout bonnement à la dépression. Et pourquoi donc le système capitaliste, réputé efficace, entretient-il une telle situation ? Parce que ces gens sont très occupés, gagnent de bons salaires et ont des tas de besoins (vêtements, dîners d’affaires), une formule éprouvée pour maintenir les fondements de la société de consommation, analyse le professeur.
Aux yeux de David Graeber, le métier de coiffeur, auquel il consacre plusieurs pages de son livre, est tout le contraire d’un emploi à la con. Non seulement ce travailleur crée quelque chose de concret, mais son rôle va souvent bien au-delà du geste de couper ou teindre la chevelure de ses clients.
La coiffeuse Mélanie Brisson peut en témoigner : « Quand on va chez le coiffeur, même si ça ne va pas bien cette journée-là, habituellement, ça va mieux en ressortant ! Nos clientes s’offrent ce moment pour décrocher, sans enfant ni téléphone. Une cliente m’a écrit pour me remercier récemment, parce que je l’avais fait rire et se relaxer. C’est très valorisant. » Ce qui l’enchante le plus : les changements de style. L’effet « wow » est alors encore plus puissant.
Les purs et durs de la science du bonheur ont néanmoins des réserves par rapport à un tel exercice de classement par professions. C’est le cas de Jacques Forest, psychologue organisationnel, conseiller en ressources humaines agréé et chercheur en psychologie du travail à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Ce n’est pas la profession qui amène le bien-être psychologique, ce sont les conditions dans lesquelles on l’exerce », dit-il.
Un coiffeur de salon de centre commercial aux prises avec un patron exécrable ne ressent sans doute pas la même satisfaction qu’une coiffeuse de grande réputation maître de son horaire et de sa clientèle, on peut en convenir. N’empêche, le milieu de travail d’un coiffeur ressemble plus à celui d’un confrère qu’à celui d’un banquier ou d’un plombier. C’est en tout cas le pari de Pierre Côté et Jean-Marc Léger. « Une profession, c’est une caractéristique précise. On est capable d’avoir une vraie bonne tendance », affirme Pierre Côté.
Jacques Forest préfère tout de même aborder la question autrement. « L’être humain doit satisfaire trois besoins psychologiques innés et universels. Si vous obtenez ces “vitamines psychologiques” tous les jours, vous vous sentirez bien, que vous soyez l’astronaute David Saint-Jacques ou un col bleu », explique-t-il. De nombreuses études publiées dans des revues scientifiques l’ont prouvé, dont une basée sur un échantillon de 60 800 répondants dans 123 pays tiré de l’enquête World Poll, que mène en continu la maison de sondage Gallup.
Ces trois besoins essentiels sont — roulement de tambour — le besoin d’autonomie, c’est-à-dire se sentir authentique et libre, pouvoir agir selon ses valeurs et avoir une marge de manœuvre ; le besoin de compétence, qui donne le sentiment d’être efficace et de pouvoir surmonter les défis ; et finalement, le besoin d’affiliation sociale, qui consiste à entretenir des relations interpersonnelles chaleureuses et bénéfiques.
« Ces besoins sont importants pour tout le monde, partout et tout le temps, dans toutes les sphères de la vie, souligne Jacques Forest. Si vos besoins sont comblés au travail, mais pas à la maison, vous deviendrez workaholic. Si c’est le contraire, vous vous traînerez les pieds jusqu’au boulot pour aller quêter votre chèque de paye. »
Au boulot, le style de gestion de notre supérieur immédiat influence évidemment la satisfaction de ces besoins. S’il impose une méthode de travail alors que d’autres façons de faire pourraient être aussi efficaces, il brime notre besoin d’autonomie. À l’inverse, s’il organise une rencontre d’équipe et laisse les gens se partager les tâches selon leurs préférences, il le comble. Et on pourrait donner des dizaines d’autres exemples. Bref, pour être heureux au travail, avoir un bon patron, ça aide.
À moins d’être son propre boss. Plusieurs professions libérales, comme celles de médecin, dentiste, psychologue ou architecte, figurent assez haut dans le classement de Léger. Le niveau de bonheur dans la vie de ces gens semble même être tiré vers le haut par leur bonheur au travail, a observé Pierre Côté, alors que ceux dont le métier arrive au bas du classement déclarent un niveau de bonheur dans la vie plus faible. « Souvent, le niveau de bonheur est corrélé au niveau de scolarité des gens. Ils se réalisent, ils ont des responsabilités et une bonne rémunération. »
LE BONHEUR CROÎT AVEC L’ÂGE
Bonne nouvelle : plus on avancerait en âge, plus on serait heureux au travail. L’indice du bonheur Léger au travail est de 70,09 chez les 24 ans et moins, et s’élève graduellement jusqu’à 79,72 chez les 65 ans et plus.
L’argent est cependant loin d’être suffisant pour rendre un employé heureux. Il en faut évidemment, et la plupart d’entre nous aimerions en gagner plus. « Mais une fois le “seuil de satiété” atteint, en ajouter ne rend pas plus heureux », dit l’auteur de l’indice. Ce chiffre magique pour combler les buts que l’on se fixe et nous donner la place que l’on désire dans l’échelle sociale serait un revenu annuel de 95 000 dollars américains. Surprise : pour atteindre le bien-être psychologique, c’est-à-dire celui qui résulte des émotions vécues quotidiennement, le seuil est plus bas, et se situerait entre 60 000 et 75 000 dollars américains, ont estimé des chercheurs de l’Université Purdue, aux États-Unis, à la lumière des données de l’enquête World Poll de Gallup, menée auprès de 1,7 million de personnes de 164 pays.
Au-delà de ce revenu, le bien-être émotionnel diminue, possiblement parce que les gens ne cherchent plus à répondre à des besoins de base, mais sont motivés par la quête de biens matériels et la comparaison sociale. Sans compter les exigences liées aux postes des hauts salariés, qui peuvent sérieusement hypothéquer la vie personnelle et la quiétude d’esprit. Les sondages de Léger corroborent ces chiffres. « Le bonheur augmente à partir de 60 000 dollars par année, mais que l’on gagne 100 000 dollars ou un million, ça ne change rien au niveau de bonheur », a observé Jean-Marc Léger.
Fait intéressant, souvent, ce n’est pas tant le salaire en lui-même qui est source d’insatisfaction que les écarts salariaux importants au sein d’une même boîte. « On peut accepter de gagner moins d’argent dans une entreprise en démarrage où personne ne fait plus de 80 000 dollars, alors que, dans une grande entreprise, on sera insatisfait de cette somme parce qu’on sait que notre collègue gagne plus », illustre Jean-Marc Léger.
À la lumière de l’analyse de Léger, la rémunération arrive d’ailleurs en queue de peloton des facteurs qui influencent le bonheur, au cinquième rang sur six.
À la lumière de l’analyse de Léger, la rémunération arrive d’ailleurs en queue de peloton des facteurs qui influencent le bonheur, au cinquième rang sur six. C’est sans doute ce qui explique la présence de métiers pourtant pas si bien rémunérés parmi les 20 premières positions du palmarès, dont les intervenants communautaires et les artistes (si on exclut les rares vedettes). Les représentants de ces deux professions évaluent leur satisfaction quant à leur rémunération largement sous la moyenne de l’ensemble des répondants au sondage, mais pour tous les autres facteurs, dont la réalisation de soi, les relations de travail ou le sentiment d’appartenance, leur score est au-dessus de la moyenne.
À l’opposé, des professions bien rémunérées se trouvent quand même tout en bas du palmarès, souligne Pierre Côté. « C’est le cas de tout le secteur de la sécurité, dont les agents correctionnels, les policiers et les agents de la paix. Heureusement qu’ils ont une bonne rémunération, car malgré ça, leur bonheur au travail est très faible. »
Les études sur la motivation au travail, l’un des champs d’expertise de Jacques Forest à l’UQAM, apportent un éclairage sur la question. « Plus la personne fait un travail parce qu’elle le trouve intéressant ou parce qu’elle croit à ce qu’elle fait, plus elle expérimente de la performance et du bien-être. À l’inverse, plus une personne occupe un emploi principalement pour flatter son égo ou encore pour les avantages financiers qui y sont rattachés, plus elle aura tendance à être cynique et à faire le minimum », explique-t-il. Et c’est vrai, quel que soit le secteur d’activité ou le stade de la carrière.
C’est sans doute cela, le secret du bonheur au travail : trouver un emploi qui nous ressemble. Peu importe sa place au palmarès.
LE PALMARÈS
Le palmarès de l’Indice de bonheur Léger au travail selon les professions offre un polaroïd du niveau de bien-être des 17 393 travailleurs québécois qui ont répondu au sondage en ligne entre novembre 2018 et mars 2019. Comme il s’agit d’un échantillon Web non probabiliste, il n’est pas possible de calculer une marge d’erreur.
« Plus il y aura de répondants, plus ce sera intéressant », affirme Jean-Marc Léger. Il invite les gens curieux de connaître leur propre indice de bonheur à participer au sondage (il comporte une vingtaine de questions) sur le site indicedebonheur.com.
Évidemment, les résultats sont à prendre pour ce qu’ils sont. « La limite, c’est que ça demeure une autoévaluation », dit Jean-Marc Léger.
Plus d’une centaine de professions sont listées dans le menu déroulant. Si le palmarès n’en compte que 70, c’est que les professions comprenant moins de 50 répondants ont été écartées.